La voie de l\'excellence / Français Second Cycle

La voie de l\'excellence / Français Second Cycle

Une lecture de Le Chant des ténèbres de Fama Diagne Sène

Monsieur le Recteur de l’Université de Thiès,

Mesdames et Messieurs les Professeurs,

Madame la Romancière Fama Diagne Sène,

Honorables invités,

Chers frères et sœurs étudiants,

Introduisant mon propos, je voudrai tout d’abord saluer respectueusement les éminentes personnalités ici réunies et dire combien je me sens honoré d’avoir été associé à un si grand moment d’échanges de connaissances sur Le chant des ténèbres, un ouvrage qui, par la pertinence des thèmes qu’il développe, avait valu à son auteur l’obtention du Grand Prix du Président de la République pour les Lettres en 1997, et cet après-midi-ci, nous donne, une fois de plus, l’occasion de réfléchir sur des questions centrales dans le devenir de nos nations en quête de voie pour le développement. J’en aborderai une, celle de la crise des valeurs et de l’école sénégalaises.

Je tire la force de mon propos de cette voix, celle de Madjigeen, qui le cœur déchiré et ne pouvant plus extérioriser ses joies, ses peines, ses émotions, s’est confiée à moi lecteur, en cette aube crépusculaire pour me dire :

« N’aie pas peur de mes yeux immobiles et ouverts sur le néant. Ne tremble pas devant mes points fermés et mes lèvres hermétiquement closes. Approche-toi et lis, dans mon regard, la voix inaudible de mes souffrances. » (pp.15-16)

Mesdames et messieurs, lisant dans ce regard, j’ai découvert une première vérité, celle d’un être qui pourtant enfermé dans les ténèbres de sa mémoire projette des lumières sur des ténèbres qui menacent grandement l’avenir de nos sociétés. Lisons ensemble ce passage  compris entre les pages 112 et 113 :

« Sidérée. Moi Madjigeen je suis sidérée ; mon pays pourrit. L’argent nous emporte dans les abîmes de la médiocrité. Nous sommes nombreux à « faire l’âne pour avoir du son ». Je ne reconnais plus mon peuple. Ma maladie m’a ouvert les yeux, car le fait d’être mise à l’écart m’a permis de prendre du recul et de pouvoir juger les gens et leurs manières de vivre.

La corruption a rendu superflue toute conscience professionnelle. Les enfants, livrés à eux-mêmes, traînent dans les rues, tentés à chaque instant par le crime. On n’a même plus besoin d’être pauvre pour mendier. Le jom, le fameux jom, nous abandonne !

Dans la rue, on ne voit plus sur les visages ce rire enrageant qui soudait les amitiés. Le rire est maintenant intéressé, on l’achète ou on le vend. On sourit au maire, au patron, au député, au riche… Nous sommes devenus un peuple dispersé, déraciné, vaincu par la sorcellerie, le maraboutage, le piston, l’hypocrisie, le mensonge, la prostitution, la dépendance, la soumission, la mesquinerie, la vulgarité, la servilité, la bassesse rampante, l’avilissement… »

Mesdames et messieurs, j’ai compté 13 grands défauts, et il y a de quoi s’inquiéter de cette déliquescence des valeurs sociales si l’on sait que Treize est un nombre porte-malheur. Il nous faut nécessairement repenser nos valeurs.

Cette tâche est d’autant plus urgente que nous vivons dans une société autoréférentielle, donc condamnée à renouveler sans cesse ses valeurs en rapport avec ses visées dans ce contexte de mondialisation.

Face à la société donc, la folie de Madjigeen est une lumière qui vient éveiller les esprits frappés de cécité, sur cette décadence pernicieuse des valeurs, en une époque qui se veut celle des sociétés du savoir. Elle montre avec une grande lucidité, les profondes mutations qui se sont opérées dans le champ social, mutations qui si l’on n’y prend pas garde, vont nous acheminer vers un malaise profond avec des conséquences néfastes sur tous les aspects de notre existence, notamment au plan social, économique, culturel, politique et religieux.

C’est dire simplement que dans son monde des ténèbres, Madjigeen avertit la société de la crise identitaire et de la perte des repères qui la menacent grandement. Elle déclare avec regret : « Ce peuple n’est pas celui dont j’étais si fière avant. » (p.113)

Vers quels repères nous tourner maintenant si l’on sait que la société a failli à sa mission, emportant dans sa décadence la famille ? Nous n’avons pas besoin, je le pense, de rappeler que Madjigeen évolue dans une famille éclatée où lui l’essentiel pour s’épanouir, c’est-à-dire, l’affection parental, ou disons de façon un peu plus détaillée, l’amour, la tendresse, le soutien, la protection, la compréhension du père et de la mère, des parents qui après leur divorce se font une guerre sans merci pour la garde des enfants. Et dans une telle situation comment peut-elle supporter la pression du Baccalauréat, qui pointait à l’horizon ?

Regardons alors du côté de l’Ecole, cette institution dont la visée ultime est, sans aucun doute, la formation d’un citoyen capable de faire des choix éclairés, allant dans le sens de l’intérêt de la communauté dans son ensemble, en vue de l’édification d’une société plus juste, plus libre et plus responsable. A propos de cette institution, Madjigeen nous confie :

« Le lycée a tué en moi beaucoup d’ambitions. Au collège où je suivais mes études moyennes, je me sentais en famille et en sécurité. (…) Cette chaleur humaine, je ne l’ai pas retrouvée au lycée. Je me sentais perdue dans une véritable marée humaine ; le Proviseur était incapable de faire la différence entre un lycéen et un bana-bana. Pour la première fois de ma vie, j’avais une liberté quasi-totale de parole et d’action. J’avais peur. J’étais bien trop jeune pour gérer cette liberté dans cet univers composite et complexe. Nos copains de classe commençaient à fumer dans les couloirs, sous l’œil indifférent des surveillants et des professeurs. Les filles troquaient leurs pagnes contre les pantalons et les jupes courtes pour être plus sexy. (…) Tout ce que nous n’osions pas faire chez nous était permis au lycée, dans ces locaux où nous étions censés recevoir non seulement de l’instruction mais aussi, ce qui était bien plus important, une certaine éducation. Nous y perdions nos repères. A qui la faute ? Je crois qu’il faut incriminer les surveillants qui ne surveillaient que leur montre, le censeur qui ne censurait rien, le proviseur qui n’était là que pour présider les cérémonies et les professeurs parfois pareils aux douaniers rencontrés tout à l’heure au marché. Chacun avait sa part de responsabilité. » (pp.118-119)

Madjigeen jette un regard critique sur l’école et nous pousse à nous poser la question de savoir vers quelle société allons-nous, si l’école, lieu de création et de conservation des valeurs universelles faillit à sa mission. Et encore, faut-il le rappeler, l’école est en elle-même une valeur.

En nous invitant à méditer sur cette question, Madjigeen, enfermée dans la lumière de ses ténèbres (sa folie) nous indique l’urgence de penser le devenir de notre système éducatif où se joue, ultimement, l’avenir de notre pays, arc-bouté malheureusement dans les ténèbres de ses lumières (sa lucidité). Mieux, elle nous invite à recoller avec l’esprit de la Loi Générale d’Orientation de l’Education Nationale qui dispose, en son article premier, alinéa deux :

« L’Education nationale, au sens de la présente loi tend (…) à promouvoir les valeurs dans lesquelles la nation se reconnaît : elle est éducation pour la liberté, la démocratie pluraliste et le respect des droits de l’homme. Développant le sens moral et civique de ceux qu’elle forme, elle vise à en faire des hommes et des femmes dévoués au bien commun, respectueux des lois et des règles de la vie sociale et œuvrant à les améliorer dans le sens de la justice, de l’équité, et du respect mutuel. »

L’école, semble donc nous indiquer ces inquiétudes de Madjigeen, doit enseigner des valeurs dignes d’estime, valeurs qui sont la manifestation de ce qu’il y a de plus humain en l’homme et le témoignage de sa spiritualité et de son sens de la transcendance.

Cadre, par excellence de l’éducation des enfants, de transmission mais aussi de sécrétion des valeurs, l’école peut encore forger des consciences, rectifier ou changer des mentalités et éduquer à la citoyenneté. Mais encore faudrait-il qu’on comprenne le cri de détresse de Madjigeen et que l’on sache mesurer les conséquences de nos actes sur notre avenir et celui de la collectivité.

Je reviens avant de finir à la romancière, Madame Fama Diagne Sène à qui je rends un hommage particulier et déférent, pour nous avoir offert, par son génie, Le Chant des ténèbres, un roman qui se présente à nous comme un champ de force très petit mais où se joue toute l’histoire du devenir de notre société. Madame Fama Diagne Sène, vous confirmez après l’écrivain Tchèque Milan Kundera que « Dans la vie, l’homme est continuellement coupé de son propre passé et de celui de l’humanité. Le roman permet de soigner cette blessure. » De cette leçon que vous rappelez, chère romancière, soyez sincèrement remerciée.

Au terme de mon propos, et dans ce haut lieu de la Culture et du Savoir, je voudrai avec la permission des sommités ici présentes, dire à mes frères et sœurs étudiants que, dans ce triangle à fréquences modulables, aux différents sommets duquel nous retrouvons d’une part nos Professeurs qui sont pour nous des références sûres, d’autre part Madame Ndiaye - Fama Diagne Sène, une romancière socialement engagée et très sensible aux dangers qui menacent notre société, en ses valeurs fondamentales et en son système éducatif, nous qui sommes à la troisième extrémité, nous nous devons sincèrement de nous battre pour maintenir à jamais allumé le flambeau de l’excellence et faire de ceci notre slogan :

« Nul n’entre ici s’il ne veut être excellent ».

Mesdames et messieurs, Chers Professeurs, Chers étudiants,

J’ai été long, je le reconnais, mais comme disait Césaire, je ne pouvais pas m’empêcher, en cette occasion, de dire tout ce qui me brulait sur le cœur.

Je vous remercie de votre aimable attention.



09/11/2010

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