La voie de l\'excellence / Français Second Cycle

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Les Soleils des indépendances de Ahmadou Kourouma

BEN MOUSTAPHA DIEDHIOU

PROFESSEUR DE Français des Lycées

benmoustaphadiedhiou@yahoo.fr

LES SOLEILS DES INDEPENDANCES (1968) d’AHMADOU KOUROUMA

 

ETUDE INTRODUCTIVE

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     

I . AHMADOU KOUROUMA : Sa Vie – Son Œuvre

a – Sa Vie :

 

Ahmadou Kourouma appartint à une famille de notables qui s’est trouvé très tôt en contact avec le pouvoir colonial, et dont les origines doivent être recherchées en Guinée, dans la région d’Odienné.

A l’époque de la conquête de Samory, l’arrière grand-père de Kourouma était en effet un marabout respecté dont le village, Togobala, a dû se soumettre à l’autorité de l’Almamy. C’est dans ce village (dont nous retrouvons le nom dans le roman) qu’est né Ahmadou Kourouma, en 1927. Premier fils de son père, il a été confié dès l’âge de sept ans à son oncle maternel, comme le veut la coutume malinké, et il est allé vivre avec lui à Boundiali, en Côte d’Ivoire.

Grâce à l’entregent de son oncle infirmier (« le Docteur de Boundiali » comme on l’appelait à l’époque), le jeune Kourouma entre à l’école primaire, où il restera jusqu’en 1942, date à laquelle il est envoyé au cours moyen de Korhogo, où il passera le certificat d’études et le concours d’entrée à l’école primaire supérieure de Bingerville. De là, il rejoint l’Ecole Technique Supérieure de Bamako en 1945, d’où il ne tarde pas à être expulsé en raison de ses activités politiques. Il confie :

« C’était l’époque de la libération de la France, le moment de l’application des résultats de la Conférence de Brazzaville, et le commencement des luttes de libération. D’abord la lutte pour obtenir la suppression des travaux forcés et celle pour obtenir la citoyenneté française ».

Considéré par les autorités coloniales comme un meneur, il est rapatrié en Côte d’Ivoire et mobilisé d’office. Il passa cinq ans dans l’armée française et son en Indochine sanctionnait le refus d’obéissance du jeune Caporal qu’il est devenu. Il quitte alors l’armée.

En 1959, devenu diplômé de l’Institut des Actuaires de Lyon, il débute une longue carrière dans la banque et les assurances. Toutefois, en 1963, trois ans après la promulgation de l’Indépendance, des rumeurs de complot contre le Président Houphouët Boigny se font jour à Abidjan, à la suite desquelles il est inquiété, arrêté puis relâché faute de preuves.  Kourouma décide alors de s’exiler plusieurs années.

 

a – Son Œuvre

            La carrière littéraire est riche de quelques productions, nourries de son expérience. En effet, après avoir publié en 1968 Les Soleils des indépendances, Kourouma tente en 1972 de faire représenter à Abidjan une pièce de théâtre, Tougnatigui ou diseur de vérité, dont le titre est évidemment inquiétant dans un pays autoritaire. Elle est très vite censurée. Longtemps considéré comme l’auteur d’un seul livre, il attendra jusqu’en 1990 pour publier enfin un deuxième roman dont l’étrange titre, Monné, outrages et défis joue à nouveau sur la rencontre du malinké et du français. Ce livre complexe dans son architecture (puisqu’il fait s’enchevêtrer plusieurs voix narratives racontant l’Histoire africaine depuis l’arrivée de la colonisation)  a parfois surpris, mais sa puissance éthique a été peu à peu reconnue. En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) couronné par le prix du Livre-Inter, est la transposition en français de la forme épique traditionnelle du donsomana, chant qui célèbre les grands chasseurs. Allah n’est pas obligé (2000) dont le titre complet serait : « Allah n’est pas obligé d’être juste dans tout ce qu’il fait », lauréat du prix Renaudot et du prix Goncourt des lycéens, choisit un sujet terrible : la guerre civile du Libéria et de la Sierre Léone qui enrôle des « enfants soldats », drogués pour qu’ils n’hésitent pas à tirer sur tout ce qui bouge. Le narrateur est un des ces enfants soldats qui invente, pour raconter son odyssée la plus savoureuse des langues romanesques en français africanisé. Le dernier roman  de Kourouma, Quand on refuse on dit non (2003), roman posthume d’ailleurs, sonne comme un puissant appel à la prise de conscience et au redressement du continent noir.

Certes, Kourouma meurt en 2003, mais il aura laissé à l’Afrique un message fort. Le message d’espoir qu’il faut malgré tout lire dans son œuvre, c’est la puissance d’invention comique de son écriture qui fait du rire une revanche sur le désespoir.

 

II . LES SOLEILS DES INDEPENDANCES (1968)

 

A . ETUDE THEMATIQUE :

 

1 – Un Héros déclassé :

Laissé pour compte de l’histoire, puisque sa qualité de Prince du Horodougou le place dans une situation d’étroite dépendance à l’égard de son groupe d’origine, Fama fait donc l’expérience tragique du déclassement social. Devenu étranger à une communauté qui ne le reconnaît plus, époux « vidé » et « cassé » d’une compagne (Salimata) aigrie par sa stérilité, Fama nous donne en effet l’impression de s’être placé – ou d’avoir été placé – en position de hors-jeu.

Si le déclassement du héros, comme de tout individu broyé par l’Histoire, comporte une dimension tragique, il n’en demeure pas moins drôle, pittoresque et parfois truculent. Cette dimension comique procède en grande partie du caractère picaresque des comportements du personnage. Fama est en effet un déclassé à la recherche d’une grandeur passée (ou inaccessible), personnage errant, vivant en marge d’une société qui le rejette, et dont la préoccupation majeure réside dans la mise en œuvre des mille expédients qui lui permettront, sans travailler, de satisfaire sa faim.

Aristocrate transformé en gueux, le héros de Les Soleils des indépendances en vient même à assumer une des situations types du picaro, qui est la bâtardise. Les mésalliances auxquelles Fama se voit contraint par la nécessité – ne doit-il pas essuyer les propos insolents de Bamba « un fils d’esclave » – font  de lui, selon ses propres termes, un « charognard », une « hyène », emblèmes de l’infamie et du déshonneur. Enfin, il n’est pas jusqu’à la jouissance amoureuse dont il ne soit frustré, puisque sa vie conjugale est hérissée de difficultés. Et lorsqu’il épouse Mariam, la jalousie et les querelles de ses coépouses atteignent un tel paroxysme, qu’il préfère l’abstinence au risque de satisfaire l’une de ses deux femmes, au détriment de l’autre.

 

2 – Un monde en décomposition :

               D’une manière générale, Fama, prince mendiant, évolue dans une société qui, par bien des aspects, évoque l’atmosphère délétère d’un monde en décomposition. A la débâcle constamment rappelée de la nature – pluie, vent, odeurs pestilentielles de la lagune – semble en effet correspondre une débâcle sociale, que manifestent par exemple le renversement des hiérarchies et la déconfiture des institutions traditionnelles.

               Ruinée par les indépendances, l’aristocratie malinké qu’incarne Fama ne peut donc qu’assister, impuissante, à la mise en place de nouvelles structures économiques et politiques au sein desquelles la répartition du pouvoir et du profit (le Parti Unique et les Coopératives) obéit à des règles de jeu inusitées. Il ne lui reste plus alors qu’à se tourner vers le monde des laissés pour compte, « besaciers en loques, truands en guenilles, chômeurs », véritable cour des miracles dont la prolifération (qu’on songe à l’agression de Salimata au marché) apparaît aux yeux de Kourouma comme le symptôme des graves désordres engendrés par Les Soleils des indépendances.

 

3 – Le Temps :

La situation de hors-jeu du personnage Fama vaut aussi pour le temps dont le il finit par perdre la notion dans le camp où il a été relégué : « on y perdait la notion de la durée. Un matin, on comptait qu’on y avait vécu depuis des années, le soir on trouvait qu’on y était arrivé depuis des semaines seulement ». Ce qui n’est, finalement, que de peu de conséquence, dans la mesure où de toutes façons Fama nous semble largement déconnecté par rapport au temps vécu de ses contemporains.

Alors que l’existence de Salimata (malgré quelques douloureux retours en arrière) s’inscrit dans un temps objectif, ponctué par ses allées et venues besogneuses entre Treichville et le Plateau, son mari, lui, ou bien vitupère la dureté et l’ingratitude des temps présents, « Les Soleils des indépendances », ou bien rêve au bon vieux temps.

Ce bon vieux temps, âge d’or du Horodougou, est d’ailleurs perçu comme un temps mythique, circulaire (c’est-à-dire dans lequel le présent ne fait que répéter éternellement le passé) et par conséquent inaltérable. On comprend mieux, dans ces conditions, que le retour de Fama vers le berceau des Doumbouya ne puisse qu’être décevant, car Togobala, tout comme le reste de l’Afrique est, depuis belle lurette, sorti de l’orbite du mythe pour entrer dans l’Histoire, qui est changement et, par conséquent, dégradation.

 

 

 

4 - L’écriture :

Kourouma introduisait dans son écrit des codes littéraires venus de genres oraux africains, comme la généalogie ou l’épopée dynastique. En effet, dans ce roman, la narration romanesque se laissait contaminer par les marques de l’oralité. L’écriture française était donc comme hantée par la présence sous-jacente  de la langue malinké, comme l’annonçait la première phrase du roman : « Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, il n’avait pas soutenu un petit rhume. » Ce métissage de la langue, cette façon de parler malinké en français, ne pouvait à l’époque qu’effaroucher les éditeurs.

Cependant, c’est avec une lucidité cadencée d’humour et de violence, que Kourouma dénonce dans Les Soleils des indépendances, les souffrances d’une Afrique ravagée par ses abus de pouvoir,  ses abus économiques et sociaux, sa violence au quotidien. L’antienne du roman, c’est le terme de « bâtardise » qui désigne pour le héros, Fama, la terrible situation de l’Afrique d’après l’indépendance. C’est pourquoi, en usant de l’ironie à l’égard de son personnage, Kourouma fait découvrir des positions nostalgiques et réactionnaires conduisant à une sorte de fatalisme apocalyptique sans commune mesure avec la réalité.

 

B .  ANALYSE DU ROMAN :

Le destin de Fama, le héros de Les Soleils des indépendances, apparaît sinon exemplaire, du moins symptomatique de la crise qui a affecté le groupe social dont il est le représentant, les princes Doumbouya du Horodougou. En effet, au moment de la colonisation, cette aristocratie malinké s’est trouvé en butte à l’hostilité des Français qui, peu soucieux de composer avec un pouvoir traditionnel fort et bien structuré, ont préféré lui substituer une chefferie de circonstance, constituée pour l’essentiel d’individus d’origine plébéienne, et dont le pouvoir procédait directement de l’Administration coloniale (c’est le cas du cousin Lacina, auquel succède Fama).

En chassant les Français, il s’agissait pour les Malinké spoliés de reconquérir leurs anciennes prérogatives économiques et politiques, et de reprendre la direction des affaires de la cité. L’indépendance, pour laquelle elle a combattu, n’apportera pourtant à cette aristocratie malinké qu’amertume et désillusion, dont les causes sont multiples et complexes.

A un premier niveau, il semble que la caste à laquelle appartenait Fama ait été victime d’un mirage passéiste qui consistait à vouloir restaurer en plein XXe siècle des structures culturelles, politiques et économiques, et des mentalités incompatibles avec l’évolution de techniques et de comportements radicalement nouveaux.

Face à un monde en pleine mutation, « Les vieux turbans » (entendons par là les Colporteurs et vieux marchands) se trouvent à la fois coupés de leur clientèle traditionnelle, et incapables de renoncer à des pratiques commerciales empiriques, que rendent caduques les nouveaux modèles de gestion et d’organisation hérités de l’Occident. Par un double phénomène de dépit et de compensation, cette aristocratie déchue en vient donc à nier en bloc tous les acquis du présent et à survaloriser l’idéologie (code de l’honneur et de la dignité) qui prévalait dans l’ancienne société.

         A un second niveau, l’effacement de l’ancienne classe dirigeante s’explique également par son analphabétisme. Comme l’a bien montré Yambo Ouologuem dans Le devoir de violence, l’aristocratie a su ruser avec l’obligation qui lui était faite par le pouvoir colonial d’envoyer ses enfants à l’école occidentale (l’école des otages) ; aux véritables fils de famille étaient en effet parfois substitués des fils d’esclaves qui, au terme d’une scolarité souvent brillante, se sont brutalement retrouvés aux postes de commande laissés vacants par le départ précipité des anciens colonisateurs. Ce sont les nouveaux maîtres de l’Afrique, ces « batards » contre lesquels Fama ne tarit pas d’injures et d’imprécations. Au total, l’aventure de la société malinké du Horodougou, telle qu’elle apparaît au travers d’une approche historique, et telle que nous la restitue Kourouma, est celle d’une décadence.

         Décadence qui s’explique à la fois par le dépérissement du pouvoir politique et économique d’une société progressivement dépouillée de ses prérogatives, mais aussi par l’émergence d’une nouvelle caste, bâtarde aux yeux de la précédente, mais sans doute mieux outillée intellectuellement et techniquement pour affronter le monde moderne. Dans l’éternelle querelle des anciens et des modernes, l’aristocratie malinké apparaît donc comme une victime de l’Histoire.

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Dans ce roman qui s’ouvre sur une scène de funérailles et se clôt par la disparition tragique du héros, peut-être faut-il voir avant tout l’image d’une Afrique fantôme, entrevue dans une période de transition qui fut pour beaucoup une période de déception. En définitive, le roman de Kourouma, Les Soleils des indépendances est apparu comme le paradigme même du roman de la désillusion  et du désenchantement consécutifs aux indépendances africaines.



11/11/2010

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