La voie de l\'excellence / Français Second Cycle

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Chants d'ombre de Senghor: "Des chansons à l'ombre aux chants de l'ombre"

« DES CHANSONS DE L’OMBRE AUX CHANTS A L’OMBRE »

 

           

Présentant devant vous cet exposé sur Chants d’ombre de Senghor, recueil poétique publié en 1945, c’est-à-dire à la fin de guerre mondiale et à une période au sortir de laquelle les africains avaient pris conscience de la nécessité de se battre pour l’accession aux indépendances, je suis sensible au très grand honneur qui m’est fait et dont je suis infiniment reconnaissant. Mais cet honneur, j’en ressens également les périls, d’autant plus que la brillante communication de Madame Ndiaye, Fama Diagne Sène semble avoir déjà épuisée de nombreuses questions sur l’homme Senghor, un poète aux valeurs culturelles pures et riches et à la dimension intellectuelle patrimoniale.

C’est donc sur cette brillante communication que je tenterai de m’appuyer, comme la pierre la plus sûre du petit édifice que j’ai essayé de construire, en analysant le recueil poétique Chants d’ombre à l’aune de la dialectique suivante :

« Des Chants à l’ombre aux chants de l’ombre ».

Nous savons, rien que par le titre, Chants d’ombre, que la poésie senghorienne est d’abord et avant tout une musique, un chant. Et le chant est de ces choses qui nous interpellent tous, ne laissant personne indifférent. Il nous met au seuil de cette parole poétique rappelée dans les vers du poète allemand Joseph Von Eichendorf :

« Un chant sommeille en toutes choses

 Qui toujours plus loin vont rêvant

Et le monde se met à chanter

Sitôt trouvé le mot magique. »

Le terme est alors laché : « Mot magique ». C’est ici la symphonie des profondeurs, et qui Senghor l’a, sans aucun doute, trouvé, se plaît à l’accompagner afin de nous faire entendre son chant, un chant qu’il appelle simplement « Chant d’ombre ». Car, nous dit-il dans le poème « Chaka » publié dans Ethiopiques :

« (…) je ne fais pas le poème, je suis celui-qui-accompagne »

Il s’agit alors pour nous de voir  quelles chansons l’enfant de Joal laisse entendre dans sa poésie. Avons-nous affaire à des chants qui disent l’ombre, ce que nous appelons Chants de l’ombre ; ou à des chants faits sous la protection de l’ombre, ce que nous appelons Chants à l’ombre ? Sinon, est-ce des chants de l’ombre sous l’ombre ?

Commençons alors par clarifier ce que nous entendons par la poésie Chants de l’ombre.

 

I - la poésie Chants DE l’ombre

 

La poésie chants de l’ombre est chez Senghor, celle qui dit la mémoire de l’esclavage, les souffrances du peuple noir, la colère et l’indignation du poète devant le traitement inhumain dont ses frères sont victimes.

Ainsi, certains vers de Chants d’Ombre semblent comme couler d’une blessure, blessure subie pendant l’esclavage ou pendant la colonisation, dans les situations de confrontation directes ou indirectes entre blancs et noirs, ou entre le système européen et celui de l’Afrique.

Ce n’est point un hasard si Senghor parle de « l’irritante odeur du sang », sang de ses frères de race, qui fonctionne dans les poèmes comme une obsession, qui hante son sommeil :

« Tous mes rêves, le sang gratuit répandu le long des rues mêlé au sang des boucheries. »

« Et le sang de mes frères bouillonne par les rues plus rouges que le Nil … »

« Et le sang de mes frères noirs les tirailleurs sénégalais dont chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc. » etc.

Le sang porte en lui la marque de la violence et de la mort. Il est la représentation des miasmes morbides, d’un monde ténébreux, monde qui a cautionné pendant des siècles ce crime odieux qu’a été l’esclavage des nègres, leur privation de liberté par la colonisation, leur utilisation dans une guerre qu’ils n’avaient nullement provoquée sans compter le pillage des richesses de leur continent.

Pire c’est ce même monde qui, en définissant le mot Noir comme synonyme d’échec, a enfermé le nègre dans un complexe d’infériorité à l’égard du Blanc. Comment Senghor pouvait-il se retenir, lui qui a fini de constater la vérité de la misère causée par les injustices subies, injustices dont la conséquence est de signer la mort de  « l’Afrique des empires-[mort assimilée à] l’agonie d’une princesse pitoyable » (« Prière aux Masques ») ? Comment une telle situation pouvait ne pas l’irriter ?

Quand elle dit la souffrance, la poésie senghorienne prend le caractère d’une longue lamentation où alternent plaintes et reproches. Cette poésie manifeste l’engagement du poète à défendre sa race opprimée et à l’élever à la dignité humaine. C’est cette même poésie qui ira extirper les tirailleurs sénégalais de la nuit noire de l’oubli d’une Europe sans mémoire pour leur rendre un vibrant hommage, rappelant à la France :

« Nous, dans ces jours de peur sans mémoire, vous apportons l’amitié de vos camarades d’âge. » (« Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France »)

 

II - la poésie Chants à l’ombre

 

Parti donc de la poésie Chants de l’ombre, nous voilà à présent sur un chemin qui mène à la poésie Chants à l’ombre, et le poète annonce dans « Vacances » : « (…) je n’ai pas perdu souvenir du jardin d’enfance où fleurissent les oiseaux »

La poésie Chants à l’ombre est chez Senghor celle qui nous introduit dans l’univers sensuel de Joal, le Royaume d’enfance du poète. L’ombre est alors ici l’espace protecteur, le paradis, le lieu de communion avec l’esprit des ancêtres. Le poète dit dans « In Memoriam » :

« Et maintenant, de cet observatoire comme de banlieue

 Je contemple mes rêves distraits le long des rues, couchés au pied des collines

Comme les conducteurs de ma race sur les rives de la Gambie et du Saloum »                                                                 

D’entrée, on peut dire que le Royaume d’enfance représente pour Senghor, le tertre à partir duquel il observe les pulsions de l’Afrique profonde et d’où il cherche à entretenir une relation privilégiée avec le monde. On note dans Chant d’ombre, le retour insistant d’images du Royaume d’enfance, royaume où le poète fut innocent et heureux : c’est Joal, c’est Djilor, c’est Fadiouth, c’est Fa’oy, c’est Mbissel, c’est Ngasobil, c’est Dyakhâw, c’est le Sine, etc. Le poète dit :

« J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis de ma mémoire, à la hauteur des remparts / Me souvenant de Joal l’ombreuse, du visage de la terre de mon sang. » (« Porte dorée », V.1-2)

« Me voici cherchant l’oubli de l’Europe au cœur pastoral du Sine. » (« Tout le long du jour »)

En effet, l’art senghorien ressuscite la couleur d’un terroir, ramène souvent, à la réalité de ce monde joyeux. Lorsque l’échec du quotidien le pousse par moment vers la solitude, le poète profère le pays natal et installe ainsi le souvenir de ce monde paradisiaque, où tout n’était que fête :

« Joal !

Je me rappelle.

Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas

Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève

 

Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés

Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots. »

Cette profération du royaume d’enfance permet de conjurer la solitude imposée par la situation d’exil, cette obligation de vivre loin du pays sérère et de tous ceux qu’il aime, car le Royaume d’enfance est aussi un univers peuplé par les ancêtres et les vivants.

 

La solitude pousse donc l’âme mélancolique du poète à se reporter vers le Paradis de son enfance pour y retrouver quelques stabilités, en l’occurrence des souvenirs qui donnent sens à sa vie mais aussi la protection de la femme noire, à l’endroit de laquelle, le poète témoigne :

« Femme nue, femme noire

Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !

J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux. » (« Femme Noire »)         

Et un peu plus loin il dit :

« A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux  soleils prochains de tes yeux. »

La femme noire est également ici porteuse de l’ombre protectrice, et aux yeux du poète va tour à tour assumer le rôle mère protectrice et attentionnée pour l’enfant, celui de la compagne aux belles mélodies, être sensuel qui occupe tout l’espace des rêves du jeune homme, celui de la femme aimée et possédée, avant de devenir enfin la métaphore de l’Afrique, dans les poèmes « Nuit de Sine », « Femme noire », « Pour Emma Payelleville », « Vacances », « Par delà Eros », etc.

Cette « gazelle », que Senghor assimile, dans « Vacances » à une déesse Egyptienne, illumine la vie, insuffle au Cosmos l’élan vital à défaut duquel il ne serait que chaos et c’est pourquoi le poète chante sa beauté « Avant que le destin jaloux ne [la] réduise en cendres  pour nourrir les racines de la vie. »  (« Femme Noire »)

 

CONCLUSION

Au terme de cet exposé, nous dirons simplement, que Chants d’ombre, est donc une poésie de la révolte et de l’affirmation de l’Afrique, mais aussi de la nostalgie, de la mémoire et du souvenir. Ainsi, qu’il exprime la joie ou la souffrance, la vie ou la mort, le poème senghorien est d’une manière ou d’une autre chanson, chanson qui ne laisse pas de nous impressionner de façon étrange. Chants d’Ombre, par son intitulé se présente d’abord et avant tout comme une poésie  véritablement africaine, poésie qui rend compte de la fidélité du poète aux traditions de sa race, aux chants et danses du pays sérère, car, en Afrique, comme disait  le philosophe camerounais Jean Baptiste Obama :

« On naît en musique, on joue en musique, on se marie en musique, on meurt en musique … Autant dire que la musique, unie à la poésie et à la danse, liée parfois au rituel de circoncision, du mariage et des danses funéraires masquées, est le lien mystique fondamental de toutes les sociétés vraiment africaines. »

           (Obama, « La musique traditionnelle, ses fonctions sociales et sa signification philosophique », Abbia, n° 12 – 13, p.290)

La musique, en effet, élément fondamental de la pensée négro-africaine est à la base de la vie authentique, en ce qu’elle harmonise les relations entre l’homme et la nature. Nous nous accordons donc avec Senghor lui-même, pour dire que la poésie de Chants d’ombre fait de la condition humaine une condition habitable, en ce qu’elle donne à l’homme l’essence véritable de la parole et l’ouverture vers les Etres et vers l’Univers.

Ben Moustapha DIEDHIOU

                                                                                                                                                            Professeur de Français

                                                                                                                                                            au Lycée de Bambey   



09/11/2010

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