La voie de l\'excellence / Français Second Cycle

La voie de l\'excellence / Français Second Cycle

Chants d'ombre de Senghor:

BEN MOUSTAPHA DIEDHIOU

PROFESSEUR DE Français des Lycées

benmoustaphadiedhiou@yahoo.fr

CHANTS D’OMBRE DE SENGHOR   

I - Senghor : un parcours qui éclaire une œuvre

Né avec son siècle le 9 octobre 1906 à Joal, Léopold Sédar Senghor est déjà mis dans les bras accueillants de Ngâ, sa nourrice, une poétesse qui dans son langage simple fera vibrer l’imagination et le sens musical du futur poète en lui donnant le goût de l’image et du rythme. Senghor se souviendra toujours des « trois grâces » qui lui insufflèrent leur inspiration, trois poétesses de Joal-Fadiouth, dont la plus célèbre, Marone Ndiaye sera citée en exemple dans sa thèse sur la poésie Sérère.

Mais l’enfant de Basile Diogoye Senghor et de Gnilane Bakhoum s’éveille à la vie à hauteur d’homme dans l’ambiance familiale de Tokor Waly, le frère de sa mère qui, comme le veut la coutume sérère, prend en charge son éducation. Tokor Waly donne à son neveu le goût des sciences de la nature. Il lui apprend à connaître les arbres, les oiseaux et les animaux, à observer le miracle de la germination, le rôle de la pluie qui vivifie le sol, à respirer l’odeur des terres mouillées et des chaumes desséchés et tous les soirs à écouter les contes et légendes, héritage culturel du monde Sérère. Cette formation de la petite enfance, le futur écrivain en apprécie toute la cohérence et s’en sert comme modèle.

A Djilor, Senghor s’imprègne de la terre du Sine, acquiert la connaissance des forces invisibles et des coutumes qui lient l’homme à son destin car la naissance, la circoncision, le mariage, l’enterrement sont accompagnés de rites, de prière ou de sacrifice. La vie, la mort, « un pont de douceur les relie » écrit-il dans Ethiopiques. Ainsi, comme tous les enfants de Djilor, Senghor se rend sur les lieux de culte, assiste aux offrandes de nourriture aux Pangools, voit les aînés entrer dans le rite de l’initiation et se préparer à la circoncision avec une crainte qu’il est interdit de laisser paraître sauf à vivre dans la honte.

Egalement, Senghor apprend les premières notions de religion dans le cadre champêtre de Djilor : un Dieu unique (Roog), des intermédiaires qu’il faut se concilier (Pangools), des prières et des sacrifices pour la protection du village.

Tokor Waly lui parle du passé de sa race et de l’installation des ancêtres dans la Vallée de Mbissel, de l’arrivée dans le Sine des princes Guélowars venus du Nord qui refusant de subir le joug de l’Almamy du Fouta, ont préféré l’exil à l’adoption des nouvelles coutumes imposées par l’Islam, des seize (16) années de guerre et de l’arrivée dans les « Tanns » de « ceux qui se sont séparés », les « Sérérabé » nom que leur ont donné les Peuls et les Toucouleurs.

La tradition orale déroule alors devant cette jeune imagination attentive un grand livre d’images. La musique et le rythme de la parole pénètrent ainsi au cœur d’un enfant-poète, qui se souviendra de ce que chantaient alors Koras et Balafongs.

Arraché aux bras de sa mère en 1913 par son père, Senghor qui a maintenant sept ans est marqué à tout jamais par cette petite enfance qui se termine. En le ramenant à Joal pour lui donner une éducation d’homme, Basile confie son fils au père Dubois de la mission catholique. Il découvre la vie des « Toubabs » et trouve dans la blonde chevelure d’un enfant blanc les premiers rudiments d’une autre culture. En même temps, il prend connaissance de l’existence de l’Evangile, message de salut transmis aux hommes par le Christ et diffusé par les apôtres ; l’existence d’un Dieu unique qu’il appelait déjà Roog.

Mais l’étape de Joal le marque surtout par ses chants et ses danses, ses soirées ombreuses où l’on évoque « les signares » si belles, par les séances de lutte traditionnelle où les jeunes garçons doivent montrer leur habileté et leur force. « Joal, je me rappelle … Je me rappelle … » (Chants d’ombre). A Joal, Senghor poursuit son initiation à une poésie qui dans la région fait partie de la vie.

En 1914, le père Dubois qui a fini de remarquer les dons de son jeune élève, l’envoie au Collège de Ngasobile, où il se distingue pour être un élève sérieux et pieux, dont l’occupation favorite est la lecture. Il acquiert le goût et la pratique du beau langage et écrit :

« A Saint-Joseph de Ngasobil, petit village sénégalais perché sur les falaises où, soufflait l’esprit des alizés, à qui nous aurait demandé quels étaient nos poètes préférés, nous aurions répondu sans aucun doute : Pierre Corneille et, avant Corneille, Victor Hugo. » (« Jeunesse de Victor Hugo », Liberté I)

                La poésie de Hugo chante comme une épopée aux oreilles de Senghor, descendant des Guélowars, qui y retrouve le rythme des « dyoung dyoung », ces grands tambours qui précédaient le roi du Sine. Pour Senghor, « Hugo est le maître du tam-tam ». Il voit en lui un griot, un « dyali », en comparant ses vers à ceux d’un sorcier africain, d’un « diseur-des-choses-très-cachées ». Hugo est donc un ciseleur de mots mais aussi un homme dont la voix appelle à la liberté et à l’égalité sociale.

Formé par la discipline cartésienne des pères (« Raisonnabilité », maîtrise de soi, logique et cohérence) Senghor décide de devenir prêtre et professeur. Il a donc choisi une double vocation. Pendant plus de huit (8) ans, le neveu de Tokor Waly s’initie à toute une civilisation nouvelle où l’enseignement de l’histoire de France devait donner à l’Afrique de nouveaux ancêtres, celui du catéchisme une morale qui s’appuie sur la connaissance des sept péchés capitaux, une connaissance de la bonté de Dieu, de la nécessité d’aimer son prochain et de louer le Seigneur. On ne sacrifie plus, comme à Djilor, des taureaux au Dieu, mais on communie spirituellement et symboliquement avec le corps du Christ. Le monde de l’esprit s’accompagne de tolérance et du souci de l’homme, créature du Tout Puissant.

 Il entre à l’age de 16 ans en 1922 précisément, au Collège Libermann de Dakar où le père Lalouse, un homme estimable et compétent mais très classique d’idées osant affirmer en toute sincérité que les nègres n’ont pas de civilisation heurta sa sensibilité. Pour le fils de Diogoye, l’injustice est trop grande. Il proteste vivement, expliquant les rites, le legs du passé, le « Jom », le sens de l’honneur, et la « Kersa », la maîtrise de soi, la pudeur. Il parle de valeurs comparables à tous points de vue.

 

Dans ce combat pour la reconnaissance d’une culture, Senghor acquiert le sentiment-idée de la Négritude. Sa personnalité s’affirme avec force et il devient le porte-parole des revendications de ses camarades, mais a toujours le désir ardent d’être prêtre. Cependant le Père Lalouse qui constate sa révolte et son esprit frondeur, y perçoit une contradiction et le recommande en 1926 au directeur du Cours Secondaire de la rue Vincent, le Futur Lycée Van Vollenhoven actuel Lycée Lamine Guèye. Pour l’adolescent Senghor c’est un choc qui ressembla à un échec. Il dira dans « France Culture » : « Je me rappelle ma première communion, je me rappelle ma confirmation, je me rappelle les ordination auxquelles j’assistais. J’étais vraiment un chrétien fervent. »

 

Avec regret, Senghor est obligé de se soumettre. C’est donc au Lycée Van Vollenhoven qu’il continuera sa scolarité. Très vite, la direction de l’école qui s’aperçoit que ce nouvel élève a reçu une formation sérieuse et qu’il est en avance sur sa classe, lui fait sauter la classe de seconde et prépare le Baccalauréat. A la fin de l’année 1927 le jeune Senghor obtient la première partie avec Français, Latin, Grec avant de devenir bachelier en 1928.

 

Entre temps, le Père Lalouse a eu des regrets. Il a laissé partir un brillant sujet et il lui propose de reprendre le séminaire. Senghor, dont l’esprit a évolué refuse. Il a définitivement renoncé à la prêtrise, son ambition se porte sur l’enseignement des Lettres.

 

D’ailleurs, ses brillants résultats scolaires lui permettent d’envisager cet avenir. Le diplôme qu’il venait d’obtenir a attiré l’attention sur lui parce qu’il était assez rare à cette époque de voir un enfant né indigène réussir aussi brillamment devant un Jury venu spécialement de France pour tester ses connaissances. Senghor se souvient dans son ouvrage La poésie de l’action : « Dans ma classe j’étais le seul noir en première (…) en Philosophie, nous étions deux. » Son professeur de Latin et de Grec, après avoir confirmé que l’élève Senghor est à encourager et qu’il peut faire honneur à la République, insiste pour que contrairement à ses compatriotes diplômés qui intègrent l’Ecole Normale William Ponty prévue pour les noirs, il soit envoyé en métropole.

 

Ainsi à l’âge de 22 ans, Senghor débarque en France (1928). Il se remémore les buts qu’il poursuit :

 « Il s’agissait pour nous de nous servir des armes de l’Europe, de la raison discursive, polytechnicienne, pour acquérir les sciences de l’Europe qui nous permettraient d’avancer matériellement dans la voie de la civilisation moderne. »

 

Senghor ressent donc profondément la nécessité de revaloriser la civilisation négro-africaine. Cependant à cette époque, la « Négritude » n’est pas encore un concept. Elle reste à l’état de sentiment latent dans l’esprit du voyageur effectuant le trajet Dakar-Paris et qui se livre à ses rêves d’avenir.

 

L’arrivée en France est marquée par la déception, une déception née du contraste entre la chaleur sénégalaise, le soleil qui éclaire Dakar en ce mois d’octobre et, la pluie et le froid qui l’accueillent à Paris, la convivialité africaine à Van Vo et  le milieu déroutant de la Sorbonne.  Le jeune sénégalais n’arrive pas à travailler, il se sent perdu. Heureusement Monsieur Ernout l’un de ses professeurs à la Sorbonne lui conseille de s’inscrire au Lycée Louis-le-Grand. Ce qu’il réussit à faire avec l’aide de Blaise Diagne, alors député du Sénégal. Le régime de Louis-le-Grand lui convient parfaitement. Il se sent sécurisé. Sa rencontre avec Aimé Césaire et Georges Pompidou lui ouvre les yeux sur deux grandes réalités. Avec Césaire il découvre que la situation du noir est partout identique (domination, exploitation, injustice, ségrégation, etc.) d’où la volonté de mettre sur pied le mouvement de la Négritude et avec Pompidou il découvre la richesse du monde des Lettres et s’initie à la lecture de Proust, Barrès, Rimbaud et Baudelaire.

 

Senghor est maintenant prêt pour construire son monde littéraire ou du moins pour faire la synthèse de son rapport au monde, dans une œuvre à laquelle il donne le titre de Chants d’ombre. En effet, le jeune sérère qui a gardé de ses racines terriennes le goût du sol et l’intérêt pour les créatures de la nature capitalise toute l’expérience de sa formation et des ses rencontres heureuses ou malheureuses avec les circonstances de la vie pour produire une œuvre poétique d’une grande importance.

 

S’il y a des événements à rappeler dans ce parcours biographique c’est, sans doute, sa réussite à l’agrégation en 1935, son mariage le 18 octobre 1957 avec la jeune normande Colette Hubert qui donnera naissance à Philippe-Maguilen, la mort accidentelle de Philippe le 7 juin 1981 qui bouleverse la vie du Président-poète, son admission à l’Académie française le 2 juin 1983 et enfin sa disparition avec le siècle le 20 décembre 2001 à Verson.

II. DES CHANSONS A L’OMBRE AUX CHANTS DE L’OMBRE

1. DES CHANSONS A L’OMBRE (Protection)

          A – LE ROYAUME D’ENFANCE

« Et maintenant, de cet observatoire comme de banlieue

 Je contemple mes rêves distraits le long des rues, couchés au pied des collines

Comme les conducteurs de ma race sur les rives de la Gambie et du Saloum »

                                                                     (« In Memoriam », vers 8 à 10)

D’entrée, on peut dire que le Royaume d’enfance représente pour Senghor, le tertre à partir duquel il observe les pulsions de l’Afrique profonde et d’où il cherche à entretenir une relation privilégiée avec le monde. On note dans Chant d’ombre, le retour insistant d’images du Royaume d’enfance où le poète fut innocent et heureux : c’est Joal, Djilor, Fadiouth, Fa’oy, Mbissel, Ngasobil, Dyakhâw, le Sine, etc. Le poète dit :

« J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis de ma mémoire, à la hauteur des remparts

 Me souvenant de Joal l’ombreuse, du visage de la terre de mon sang. » (« Porte dorée », V.1-2)

« Me voici cherchant l’oubli de l’Europe au cœur pastoral du Sine. » (« Tout le long du jour »)

En effet, l’art senghorien ressuscite la couleur d’un terroir, ramène souvent, à la réalité d’un monde joyeux lorsque l’échec du quotidien pousse par moment vers la solitude. Cette profération du pays natal, pour conjurer la solitude imposée par la situation d’exil, exprime la nostalgie du pays sérère. Invoqué constamment dans Chants d’ombre, le Royaume d’enfance est un univers peuplé par les ancêtres et les vivants. La situation d’exil et de solitude pousse l’âme mélancolique du poète à se reporter vers le Paradis de son enfance pour y retrouver quelques stabilités, en l’occurrence la protection des forces surnaturelles mais aussi des souvenirs qui donnent sens à sa vie. Senghor installe ainsi le souvenir de ce monde paradisiaque, où tout n’était que fête :

 

« Joal !

Je me rappelle.

Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas

Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève

 

Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés

Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots.

 

Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo

Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe

Je me rappelle la danse des filles nubiles

Les chœurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste

Penché élancé, et le pur  cri d’amour des femmes – Kor Siga !

Je me rappelle, je me rappelle… »

 

 

       B - La Femme NOIRE :

« Femme nue, femme noire

Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel

Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres  pour nourrir les racines de la vie. »

On la retrouve presque à tous les niveaux du poème senghorien, notamment dans « Nuit de Sine », « Femme noire », « Pour Emma Payelleville », « Vacances », « Par delà Eros », etc. Chez Senghor, la présentation de la femme navigue entre trois visages : la mère, la compagne et la métaphore de l’Afrique. Si dans son acception générique la femme est le contraire de l’homme, le poète pour marquer cette différence la décrit comme  une « gazelle », l’assimile, dans « Vacances » à une déesse Egyptienne. Cette description physique qui fait de la femme africaine une grande beauté, symbole de tous les soins et de toutes les passions emporte le poète vers des descriptions érotiques de la femme aimée. Dans « Nuit de Sine », comme dans « Femme noire », le poète joue sur l’ambivalence du signifié en faisant de la femme tantôt la mère protectrice et attentionnée, tantôt la compagne aux belles mélodies, tantôt la femme aimée, l’être sensuel qui occupe tout l’espace de ses rêves et qu’il découvre aux différents âges de sa maturité. Chacune de ces femmes est présentée par un être précis : l’enfant, la mère ; le jeune homme, la femme rêvée ; l’adulte, la femme aimée, celle possédée. Le poète dit :

 

 

« Femme nue, femme noire

Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !

J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux. »           

                                                                                            (L’enfant)

 

« Femme nue, femme obscure

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fait lyrique ma bouche

Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est

Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur

Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée. »

                                                           (Le Jeune homme) 

 

 

« Femme nue, femme obscure

Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali

Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau

Délices des jeux de l’esprit, les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire

A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux  soleils prochains de tes yeux. »  (L’adulte)

 

A la présentation biologique, maternelle, s’ajoute celle métaphorique, qui précisément présente la femme comme la terre Afrique, symbole de toutes les convoitises et en même temps de tous les déchirements. Si la femme est l’Afrique c’est parce qu’elle est espace de vie, de communication, « Terre promise », terre où le poète va chercher le repos et le refuge :

« Et voilà qu’au cœur de l’Eté et de Midi, je te découvre,

Terre promise, du haut d’un haut col calciné

Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle. »

La réalité cosmique est perçue comme douée de vie. La sexualité est d’ailleurs un des signes existentiels du vivant et elle manifeste avec la fécondité un sens religieux assez important. Ce n’est point un simple exercice allégorique, lorsque Senghor déclare dans « A la mort » : « La Terre tendra ses seins durs pour frémir / Sous les caresses du Vainqueur. »

2. DES CHANSONS DE L’OMBRE (Colère ; Souffrance ; Obscurité)

 

A - La Mort :

Le thème de la mort revient de façon récurrente dans les poèmes, notamment dans « In Memoriam » qui ouvre le recueil, « Neige sur Paris », « A la mort », « Visite », « Le Retour de l’enfant prodigue ». La mort n’est pas présentée comme une rupture, c’est-à-dire absence de vie dans un corps, elle est structurelle c’est-à-dire naissance, régénération, réincarnation de l’être. Dans « In Memoriam » par exemple, Senghor associe à la vision chrétienne de la résurrection la continuité de la vie païenne.

Ce qui est frappant dans cette représentation de la mort, c’est le mystérieux pouvoir d’évocation et d’actualisation de la présence des Ancêtres qui nous permet de voir comment Senghor rejette la conception de la mort comme mutation de la présence en absence, de l’être au néant. Il accomplit l’acte de communion et de communication avec les morts quand il dit :

« Je m’allonge à la terre à vos pieds, dans la poussière de mes respects

 A vos pieds, Ancêtres présents, qui dominez fier la grand-salle de tous vos masques qui défient le Temps. »

(« Retour de l’enfant prodigue »)

Le poète se tourne volontiers vers ses Pères, ses Ancêtres, ses Morts dont la présence mystérieuse se fait sentir jusque dans sa chambre d’étudiant à Paris. C’est d’ailleurs à ces spectres, toujours présents, que Senghor s’adresse dans « In Memoriam » en disant : « Ô Morts, qui avez toujours refusé de mourir,» et dans « Nuit de Sine » lorsqu’il déclare :

« Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j’apprenne à

Vivre avant de descendre, au-delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil. »  

La mort peut parfois prendre des allures métaphoriques, quand le poème dit la mémoire de l’esclavage ou de la colonisation. Dans « Neige sur Paris », la mort équivaut à l’asservissement de l’Afrique, au dépeuplement de ce continent qui voit ses fils l’abandonner, et sent que « (…) les diplomates (…) troqueront la chaire noire. »

           

B - LA NEGRITUDE

Toute la poésie de la négritude senghorienne, pour ce qui concerne Chants d’Ombre, baigne dans la revendication d’une identité. Dès lors les vers de Chants d’Ombre semblent couler d’une blessure, subie pendant l’esclavage ou pendant la colonisation, dans les situations de confrontation directes ou indirectes entre blancs et noirs, ou entre le système européen et celui de l’Afrique. Chants d’Ombre, par sa double orientation, pose ainsi de façon minutieuse les premiers pansements autour de cette blessure, en disant le mal. On songera à Tyaroye et aux tirailleurs sénégalais, à tous ces soldats (frères d’armes) à qui le poète apporte une chaleur supplémentaire en les tirant de l’ombre pour les ramener par un coup de génie, à la dignité d’homme et de défenseur de la juste cause.

La situation du nègre lui inspirait à tous les instants et surtout aux moments opportuns, la parole qu'il fallait à tout poète sentant son peuple dans le marasme et attendant le moment de s’affirmer. « (…) Je manifesterai l’Afrique » (p.24). La vérité de la misère causée par les injustices subies, hante la solitude du poète qui moule sa parole de l’Afrique comme pour dire « Voici que meurt l’Afrique des empires- c’est l’agonie d’une princesse pitoyable » (p.21).

Le vers, d’apparence simple, prévient de l’irruption de la parole de l’Afrique qui ressuscite ses morts, ces êtres qui semblent sculptés dans le néant, et l’oubli,  ces âmes désertées qui attendent que le poète dise « Que j’entende le chant de l’Afrique future ! » (p.32). « Je marcherai par la terre nord- orientale, par l’Egypte… » (p.33).

Quand elle dit la souffrance, la poésie pour s’affirmer peut souvent prendre le caractère d’une longue lamentation où alternent plaintes et reproches. Les éléments de la Négritude, certes, foisonnent dans Chants d’ombre et demeurent, sans aucun doute, fortement liés à l’engagement de l’écrivain de défendre sa race opprimée et de l’élever à la dignité humaine. Mais Senghor précise dans Liberté 1, Négritude et Humanisme (p.400) :

« La Négritude n’est ni racisme ni contorsions vulgaires, c’est, tout simplement, l’ensemble des valeurs du monde noir. Non pas valeurs du passé, mais culture authentique. C’est cet Esprit de la Civilisation Négro-africaine, qui, enracinée dans la terre et les cœurs des noirs, est tendu vers le monde – êtres et choses – pour le com-prendre, l’unifier et le manifester. »

La conviction de Senghor, c’est que les africains peuvent trouver dans leur patrimoine culturel, les ressources nécessaires pour s’élever au-dessus de leur condition actuelle, pour affronter le monde moderne, parce que la négritude n’est pas un état statique comme le lui reproche Marcien Towa, mais un phénomène dynamique. Senghor dit :

« Parce que symbiose de déterminisme précis – géographiques et ethniques – la Négritude s’y enracine en se colorant d’un style original, mais c’est, historiquement, pour les dépasser comme la vie dépasse la matière dont elle est sortie. » (Senghor, Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine, Paris, Seuil, 1962, p.20)

 

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Chants d’ombre, recueil poétique composé de 25 poèmes, est donc une poésie de la nostalgie, de la mémoire et du souvenir, mais aussi de la révolte et de l’affirmation de l’Afrique.

 

III – CHANT D’OMBRE OU LA POESIE DE LA VIE

1 - LA MUSIQUE :

 

Nombre de poèmes de Chants d’ombre s’accompagnent d’instruments de musique. La musique, en effet, élément fondamental de la pensée négro-africaine est à la base de la vie authentique. Elle harmonise les relations entre l’homme et la nature car comme dit  Obama (J.-B.) :

 

« On naît en musique, on joue en musique, on se marie en musique, on meurt en musique … Autant dire que la musique, unie à la poésie et à la danse, liée parfois au rituel de circoncision, du mariage et des danses funéraires masquées, est le lien mystique fondamental de toutes les sociétés vraiment africaines. »

 (Obama, « La musique traditionnelle, ses fonctions sociales et sa signification philosophique », Abbia, n° 12 – 13, p.290)

 

La poésie senghorienne dans Chants d’ombre  est  évidemment, d’abord et avant tout africaine. Ainsi, étant donné que la musique est un attribut du verbe et que le poète, « Maître-de-langue » ( « Chaka » Ethiopique, p.130)  se veut « Créateur des paroles de vie » ( « Elégie des eaux », Nocturnes, p.208), on comprend aisément la fidélité du poète aux traditions de sa race, aux chants et danses du pays Sérère. Senghor explique comment il a :

 

« …choisi le verset des fleuves, des vents et des forêts / L’assonance des pleines et des rivières, / Choisi le rythme du sang de mon corps dépouillé / Choisi la trémulsion des balafongs et l’accord des cordes et des cuivres qui semble faux, choisi le / Swing le swing oui le swing ! » (« Que m’accompagnent koras et balafongs »), en plus du rythme, comme seule sauvegarde contre la déshumanisation engendrée par la technique et la science.

 

Pour lui, il faut « Que nous répondions présents à la renaissance du Monde … en frappant le sol dur. »  (« Prières aux masques », p.23 – 24). Senghor regrette profondément que l’occident ait perdu un élément fondamental de la vie, le rythme. Pour lui, la musique, le rythme et la danse ont des répercussions sur l’évolution du monde tant ils l’accompagnent aussi bien sur le plan métaphysique  que sur celui des activités ordinaires. Une simple analyse du titre suffirait à le montrer, avec chansons à l’ombre qui peut renvoyer au caractère ordinaire de la vie et chansons de l’ombre qui peut expliquer l’aspect métaphysique.

La musique accompagne  incontestablement la communication avec les forces cosmiques. Georges Balandier dira dans L’Afrique ambiguë (p.105) :

 

« Il n’y a pas d’acte important qui ne possède dans le monde noir sa chorégraphie spécifique. »

 

Dans Chants d’ombre, la musique, souvent, exalte la foi et permet d’atteindre un certain état second, le lieu de dialogue avec les forces qui commandent la vie africaine.

 

 

2 - Les lieux de la poésie senghorienne :

 

« Jusqu’en Sine jusqu’en Seine ».

La poésie Senghorienne se déploie dans deux endroits, à savoir l’Europe et l’Afrique.

 

- L’Afrique :

Nombreuses sont les références topographiques qui renvoient à l’Afrique : Sine, Joal, Cayor et Baol, Savane, Fa’oy, la liste est longue. Cette évocation de l’Afrique se fait dans la recréation du Royaume d’enfance via le souvenir mais aussi dans l’affirmation d’une identité revendiquée par le poète dans « Neige sur Paris ».

Outre les lieux évoqués, certains noms employés baignent également le poème dans un univers africain. Il s’agit entre autres noms de Koto Wali, « dompteur de l’invisible », de Maba Diakhou, d’Almamy, de Koumba Ndoffène, l’homme au «  manteau royal », de Soleil, de Baobabs, de Masques, de Masques nègres, bref toutes choses qui informent de la tradition africaine ou négro-africaine. Ces éléments en majeure partie ressortent du Royaume d’enfance.

 

- L’Europe :

C’est d’abord les femmes Emma Payeville, Isabelle (Emma = amour et Isa/belle  = beauté), ensuite ses cours d’eau : la Seine, le Rhin (espaces aquatiques, lieu de méditation), vient après son espace urbain la Somme, l’Ambassade, les gares parisiennes, les angoisses des gares du printemps, enfin son climat et ses saisons avec l’hivers ( ciel bas, atmosphère lourde), le printemps, l’été ;  bref c’est l’espace des souffrances, de la tristesse,  du froid, de la vie mécanique et inhumaine. (Nous renvoyons à « Libération »).

 

 

IV – CHANT D’OMBRE OU LA POESIE DE LA MEDIATION

La poésie, comme son nom l’indique, est un processus de création mais aussi de recréation. Elle sera dialectique chez Senghor dans la mesure où les éléments qui semblent être contradictoires vont se muer en une unité semblable à un signe linguistique.

Médiation au sein d’un être : Senghor est a priori un homme complexe et contradictoire. Père fondateur de la négritude avec Césaire et Damas, poète qui a tant chanté les qualités de la femme noire, on comprend encore difficilement qu’il ait épousé une femme blanche. Comment saisir et expliquer dans et par sa poésie cette  contradiction majeure ? En effet, la poésie est pour Senghor un espace de conciliation entre les deux « Moi » de son être, l’un revendiquant fièrement la supériorité émotionnelle et culturelle de l’Afrique ensoleillé, rythmé et gai, l’autre soutenant la raison Hélène, le cartésianisme européen, la syntaxe française.

La poésie senghorienne se pose donc comme espace de communion et de conciliation entre le noir et le blanc que Senghor incarnent sans que l’un nuise à l’autre. Sa poésie nous projette dans l’espace du noir et blanc. Le noir et le blanc représentent des métaphores de l’Afrique et de l’Europe. L’Europe est présenté comme un continent usurpateur, froid et peuplé d’inhumains. On y entend que le « jazz orphelin qui sanglote » et la trompette bouchée. Contrairement à l’Europe, l’Afrique est présenté comme un continent rythmé, baigné par les belles mélodies. Le titre est à ce propos assez éloquent, puisque métaphore de l’Afrique qui chante, avec son instrumentum composé de Kora, de tamtams, de balafong, de dyong-dyong, et autres instruments de musique typiquement sénégalais. La poésie permet à Senghor de concilier ces deux ensembles que tout semble opposer. Ce qui lui permet de dire : « Me voici cherchant l’oubli de l’Europe au cœur du Sine. »

Emma Payelleville et Isabelle symbolisent cette conciliation des contraires. Pour Senghor nous ne pouvons séparer de l’Europe parce que « nous sommes liés par le nombril. » Le poète dira également :

 « Je n’aime d’Europe  que cet enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes. »

La mission du poète est donc de rassembler, de concilier ses continents opposés :

« Rassembler les sables aux quatre  coins du ciel vide, / En une ferveur immense de sauterelle. »

 L’espace poétique devient alors un espace conciliant où l’Afrique et l’Europe s’éclairent mutuellement :

« De l’autre rive, rive de la Mer qui unit les terres opposées / les sœurs complémentaires… » (« Vacances »)

D’ailleurs Senghor ne disait-il pas « Que j’ai rêvé d’un monde de soleil de la fraternité de mes frères aux yeux bleus. » ( « Le Retour de l’enfant prodigue »)

Le poème de Senghor comme médiation se développe de façon magnifique, dans des sens très divers, sens qui s’ils ne sont pas interrogations sur l’identité, sont interrogations sur l’Afrique. Noir et blanc, ombre et lumière, y alternent dans une tension constante qui informe du mystère et de la lucidité, avant de s’inscrire dans la continuité destruction – fécondité. Quand il opère à un retour sur l’Afrique, c’est sans doute, pour montrer que le divin et la nature sont encore en échange constante, et qu’il faut peut-être célébrer les dieux pour conjurer la souffrance, afin que s’accomplisse la reconstruction du « Moi » éclaté, du corps souffrant l’exil et de la conscience en proie aux attaques destructrices.

Souffrant d’un état de rupture entre ses deux mondes, l’Europe et l’Afrique, Chants d’ombre, devient quête d’unité du poète. L’écriture poétique de Senghor devient alors fortement affectée par ce mode de pensée. En ajoutant au lexique français des mots du terroir, des mots africains, Senghor semble introduire dans sa réflexion sur la fonction poétique du langage, l’usage du Français par l’africain, une touche intuitive et spontanée qui est de l’ordre de la quête d’unité. Tout cela relève du croisement  d’un travail de choix sur la langue et d’une interrogation ontologique, interrogation qui dite diversement par les poètes devient chez David Diop :

« Afrique dit moi Afrique / Est-ce donc toi ce dos qui se couche et se courbe / Sur le poids de l’humidité » ; était chez Joseph Conrad : « L’Afrique, qu’est-ce que l’Afrique pour moi ? »

Interrogation qui renvoie toujours à cette réalité qui occupe  le devant de la scène :

« Qui suis-je par rapport à l’Afrique ? »

Voilà donc qui oblige le poète à vivre le langage, à le travailler d’une manière originale, à le tourner vers les forces obscures de l’être et du cosmos pour pouvoir intituler, Chants d’ombre (Senghor), Cahier d’un retour au pays natal (Césaire), Coup de pilon (David Diop), la liste est loin d’être exhaustive.  Tout cela pour dire que dès 1945, les immenses difficultés de la guerre avaient brouillé l’horizon pour l’africain vivant dans l’univers européen, un univers où s’affrontaient durement les idéologies et s’installera la guerre froide. Ces situations jamais encore vécues par les intellectuels négro-africains en France, rendait immédiates les questions de survie de l’Afrique et de l’africain à l’échelle mondiale. Il fallait se retrouver soi-même, pas seulement chanter la liberté ou la souffrance, mais surtout dompter le langage pour dire et vivre l’unité, sa propre unité.

 

Chez Senghor, le poème est fait de sorte qu’il soit  une brève et intense expression  d’une parole chargée de résister à l’oppression et à la séparation. Dans Chants d’ombre,  il en fait une combinatoire valant par elle-même et en bon grammairien, il dote la parole poétique d’une force suffisante qui lui permette d’imposer à l’ordre duel du monde sa fonction unificatrice. La parole relie les Dieux aux hommes, l’Afrique à l’Europe, l’être à son Moi.

 

 

 

 



11/11/2010

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